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La cuisine, un espace genré ?

Au restaurant, c’est bien souvent aux hommes que l’on fait goûter le vin. C’est également devant eux que l’on dépose l’entrecôte saignante, sans imaginer un instant que c’est madame qui l’a commandée. En quoi, et pourquoi, le fait de préparer et savourer un repas est-il une pratique socio-culturelle genrée ?

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Le genre est une construction sociale et culturelle. Selon nos pratiques quotidiennes, on appartient à tel ou tel genre ou aucun. Parfois volontairement, d’autres fois malgré nous. Nos choix et non-choix alimentaires sont encore trop souvent liés au genre là où certains souhaiteraient ne plus être inscrits dans des cases.

 

Les mots ont un sens et, par là, ils renforcent certaines pratiques. Parler de cuisine n’est pas la même chose que de dire “gastronomie”. En 2022, la cuisine -pratique quotidienne et privée- est encore trop souvent la marque du genre féminin quand la gastronomie -avec les notions de pouvoir, de prestige, de travail et de créativité qu’elle apporte- se réfère souvent aux hommes. Dans quelle mesure l’équation “cuisine = femme / gastronomie = homme” est-elle d’actualité ?

 

La femme à la cuisine, l'homme derrière les fourneaux ?

Alimentation et genre. Adobestock

Lorsqu’on s’intéresse à l’alimentation par le prisme de la cuisine du quotidien, ça ne fait aucun doute : c’est un espace genré et discriminant. Preuve en est : les femmes passaient en moyenne 1h12 à faire à manger contre seulement 22 minutes pour les hommes selon l'étude Dans les couples de salariés, la répartition du travail domestique reste inégale parue en 2006. 

 

Faire les courses, planifier les menus et préparer le repas sont des tâches majoritairement effectuées par des femmes. Mais le genre féminin n’est pas systématiquement associé à la cuisine. Du moins, pas quand il s’agit de repas occasionnels comme un barbecue, pratique alimentaire on ne peut plus masculinisée. Entre les outils et la viande, le barbecue est un espace réservé au genre masculin.

 

Comme toute construction socio-culturelle, il n’y a rien d’inné là-dedans. Kilien Stengel, auteur, chercheur en sciences de la communication et Professeur à l’Université de Tours, analyse la genèse de ce stéréotype. 

 

«Tout cela vient, d’une part, de l’idée qu’à la préhistoire, les homme chassaient et les femme cueillaient, ce qui est questionné. D’autre part, la femme a une fonction nourricière. Elle est la seule à pouvoir allaiter, donc nourrir. A travers le commercialisation de cette fonction nourricière au 20ème siècle et l’incarnation de personnages phares comme Les mères lyonnaises, les sœurs Tatin ou la mère Poularde, ces stéréotypes n’ont cessé de se construire et de s’ancrer.»

 

Ca, c'est pour la cuisine domestique. Mais est-elle aussi genrée dans son aspect professionnel ?

 

Plus de chefs que de cheffes

Les femmes sont sous-représentés dans la restauration. Adobestock

Dans la saison 13 de Top Chef, seulement 3 femmes pour 12 hommes. Dans la distribution des étoiles Michelin, seulement 33 cheffes pour 630 restaurants. Dans les écoles hôtelières, les effectifs varient d’une année sur l’autre. 

 

En résumé ? Il y a une sous-représentation des femmes dans la cuisine professionnelle. La faute à la pénibilité du travail ? Au manque d’autorité ? A des assiettes trop distinctives ? Tout ça, ce ne sont rien d’autre que des stéréotypes de genre. On s'est penché plus profondément sur la question dans notre article Etre cheffe : un milieu sexiste ?

 

Déjà au 20ème siècle, on estimait que les femmes étaient moins compétentes que les hommes pour écrire des recettes. La Véritable cuisine de famille par Tante Marie aurait été écrit par des hommes, d'après Kilien Stengel. Aujourd’hui, les lignes ont un peu bougé, mais il existe encore des exemples où le genre masculin est associé au savoir-faire quand l’exécution renvoie au genre féminin. 

 

«Prenez l’exemple du boulanger et de la boulangère. Dans notre imaginaire, le boulanger est celui qui prépare le pétrin, qui valorise le produit, le travaille de la bonne façon et peut dispenser des conseils. Tandis que la boulangère renvoie à la personne derrière la caisse» 

 

A force d’être bercées par ces discours genrés, de manquer de cheffes auxquelles s’identifier et de subir des violences, les femmes cuisinières se mettent un plafond de verre.

 

La préparation des repas, qu’elle soit banalisée ou valorisée et reconnue, est une pratique genrée. La question est désormais de savoir si l’autre pan de l’alimentation, à savoir la dégustation de ce repas, l’est également, et si oui, jusqu’à quel point. 

 

Les injonctions nous dictent notre menu

Est-on influencé lorsque l'on mange ? Adobestock

Cuisiner, c’est une chose. Manger, c'en est une autre. Pourtant, ces 2 pratiques distinctes ont un point commun : elles sont nourries de stéréotypes genrés. Décortiquons-les ensemble.

 

Avez-vous déjà entendu un homme se plaindre que cette raclette «n’est pas bonne pour son régime» ? Observez-vous souvent une femme se resservir plusieurs fois et enchaîner sans scrupules les bières ? Pourtant, l’inverse est fréquent. 

 

Les femmes subissent depuis le 20ème siècle des injonctions autour de leur poids et de leur silhouette, qui doit être fine pour répondre aux canons de beauté du genre (et donc manger plus léger, avec plus de légumes, pour y parvenir).

 

Quant aux hommes, ce n’est pas plus simple : s’ils doivent être virils pour appartenir au genre masculin. On vous le disait, les mots ont un sens. En latin, vir veut dire homme. Ce mot laisse donc sous-entendre qu’on ne peut pas être homme sans être viril. Or, les codes de la virilité aujourd’hui sont la force et le muscle. Pour appartenir au genre masculin, on doit manger plus de viande rouge.

Ces différences ont-elles un fondement nutritionnel ?

Les femmes et les hommes ont-ils les mêmes besoins ? Adobestock

Aujourd’hui, la situation a évolué, mais le constat va dans le même sens même s’il est atténué. Bien qu’hommes et femmes mangent de la viande environ 2,5 fois par semaine, ils ne mangent pas la même viande.

 

Les femmes choisissent des brochettes et du carpaccio, des viandes plus légères, tandis que les hommes se tournent plus volontiers vers du rumsteak, un tartare, une entrecôte ou une côte de boeuf. Sur le site de l'Anses, on apprend que "les femmes privilégient généralement les yaourts et fromages blancs, les compotes, la volaille et les soupes. Quant aux hommes, ils sont plutôt amateurs de fromages, de viandes, de charcuteries, de pommes de terre et de crèmes dessert."

 

Légèreté pour les femmes, plaisir et satiété pour les hommes... ça sort d'où ? Ces clichés tentent de s’appuyer sur des propos scientifiques et nutritionnels, à tort. Si l’on prête attention aux apports journaliers recommandés par l’Anses, on s’aperçoit que l'Agence préconise les mêmes nutriments à tout le monde ; seule la quantité diffère. Il y a donc encore du chemin à parcourir pour que l'alimentation devienne un espace moins genré. A cela s'ajoute la différence de points de vue en fonction de nos cultures : ce qui est stéréotype pour l'un ne l'est pas pour l'autre. 

 

On peut se demander si, dans les années à venir, l'alimentation sera un espace aussi genré qu'il est aujourd'hui. Entre la cuisine féministe -le refus de la part de certaines mères à apprendre la cuisine à leurs enfants- qui émerge dans certains pays et le brassage des populations et de leurs cultures, les pratiques sont vouées à évoluer. 

 

Sources : Ifop 2017/Baromètre C10 sur la consommation de bière, Kantar World Panel pour le Meatlab Charal 2019, Anses/étude INCA 3, Etude Dans les couples de salariés, la répartition du travail domestique reste inégale, Ponthieux et Schreiber